Décret-loi du 1er septembre 1939 réprimant la publication d'informations de nature à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations

Le 1er septembre 1939, le Conseil des ministres adopte un décret-loi condamnant "d'un emprisonnement d'un an à dix ans et d'une amende de 1.000 à 10.000 fr" la diffusion de toute "information" susceptible soit de "favoriser les entreprises d'une puissance étrangère contre la France" soit "d'exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations" (Doc.  1).

Entrent dans le champ d'application de la loi, les informations diffusées dans les formes prévues à l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : "soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publiques, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publiques, soit par des placards ou affiches exposés aux regards du public" (Doc. 2).

Le décret-loi du 1er septembre 1939 sera modifié par le décret-loi du 20 janvier 1940 avec l'ajout d'un article "article 2 bis" stipulant que :

"Si les discours ou propos, cris ou menaces, écrits, imprimés, placards ou affiches, visés à l'article 1er ci-dessus, sans présenter le caractère d'une information, sont, néanmoins, de nature à favoriser les entreprises d'une puissance étrangère contre la France, ou à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations, la peine sera de un mois à deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 50 à 5 000 francs."


Analyse de la CGT

Organe de la CGT, Le Peuple du 18 janvier 1940 consacre un article au décret-loi du 1er septembre 1939 dans sa page "Travailleur connaissez vos droits" :

Droit pénal militaire

On voudra bien nous excuser de l'absence de suite dans ces chroniques.
Mais l'actualité — à la fois dispensatrice et dictatrice du journaliste — nous impose des tâches variées et multiples.
C'est pourquoi nous voudrions attirer aujourd'hui l'attention de nos lecteurs sur un délit spécial né de la guerre et dont on parait ignorer la portée et la conséquence.
Bien plus. Nous pourrions ajouter, en effet, que le délit peut être commis de la meilleure foi du monde et avec les intentions les plus candides possibles.
Il s'agit du délit dit : « propos défaitistes ou alarmistes ».
Il est prévu et puni par un des nombreux décrets du 1er septembre 1939 et vise à réprimer la publication par l'un des moyens énumérés à l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, de toute information de nature à favoriser les entreprises d'une puissance étrangère, ou à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations.
Il y a actuellement un certain nombre de très braves gens en instance de tribunal militaire sous cette inculpation et qui, très sincèrement, ne se voient pas coupables d'une pareille infraction.

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Je ne saurais, à la vérité, donner sur la question une réponse générale.
Mais, pour bien me faire comprendre, je dirai que ce délit est, en réalité, le défit du café du commerce.
Je pourrais même dire qu'en fait, la plupart des propos tenus au café du commerce constituent le délit que nous mettons en lumière aujourd'hui.
Mais, avant de donner un exemple poussé à l'extrême, nous voudrions indiquer quel a été le but de la mise en vigueur du décret du 1er septembre 1939.

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On se rappelle peut-être le slogan de la guerre de 1914-1918 :
« Taisez-vous, méfiez-vous : des oreilles ennemies vous écoutent. »
Cette fois, on n'en a pas usé. Bien que l'exhortation paraisse un peu ridicule, nous n'hésitons pas à dire qu'on a eu tort.
Peut-être eût-on dû employer une autre forme.
Dans tous les cas, on n'a pas assez répandu dans le public et chez le Français moyen qu'il y a des sujets de conversation qui sont — sinon interdits — du moins soumis à une grande discrétion.
La forme un peu savante qui a été adoptée pour dire aux gens « Taisez-vous » est précisément ce décret qui punit les propos défaitistes ou alarmistes.

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Le Français moyen ignore ce que veut dire « l'un des moyens énumérés dans l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 ».
Cela signifie en langage vulgaire, tout simplement « en public » ou « dans un lieu public ».
Seulement, comme ces expressions sont de nature à prêter à une interprétation juridique très variable, le rédacteur du décret a préféré se référer à la loi du 29 juillet 1881 et à son article 23 qui a donné naissance à une jurisprudence aussi nombreuse que diverse sur la publicité des propos pu des écrits.
Donc tout propos tenu publiquement ou dans un lieu public peut être l'objet des sanctions du décret du 1er septembre 1939 s'il constitue une information de nature à favoriser les entreprises d'une nation étrangère OU de nature à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations.

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Nous avons dit : c'est le délit du café du commerce.
Prenons l'exemple hypothétique. Supposons que la République de Libéria soit en guerre avec la République de Saint-Marin. Un Libérien qui, dans un café de Monrovia, dirait : « Avec leur sous-marin, les San-Mariniens sont capables d'enfoncer notre ligne Smithson », commettrait le délit de propos défaitiste ou alarmiste.
Je ne veux pas entrer ici dans la controverse juridique qui consiste à opposer l'information à la nouvelle ou à l'opinion.
Ce qu'il faut retenir, c'est qu'il est — sinon imprudent — du moins inopportun d'exprimer en public ou dans un lieu public une appréciation — on voit que nous n'usons d'aucun des trois termes ci-dessus rappelés — sur la conduite de la guerre ou sur la politique de guerre du gouvernement.
C'est la forme nouvelle du « Taisez-vous, méfiez-vous » de l'autre guerre.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Nous n'avons pas à le juger ici.
La mentalité du Français moyen éprouve sans doute un choc à voir ainsi limiter son besoin cartésien de discussion, pour, ne pas dire autre chose.
Le juriste ne peut dire qu'une chose : il y a un texte; il y a un délit créé par ce texte; le délit peut être inconsciemment commis par une discussion en public ou dans un lieu public.
Conséquence : abstenez-vous de parler guerre, opérations de guerre, ou politique gouvernementale.

Odette RENE-BLOCH,
Avocat à la Cour d'appel
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Document 1 :

Décret-loi du 1er septembre 1939
 réprimant la publication d'informations
 de nature à exercer une influence fâcheuse 
sur l'esprit de l'armée et des populations

Le Président de la République française,

Sur le rapport (Doc. 3) du président du conseil, ministre de la défense nationale et de la guerre, du garde des sceaux, ministre de la justice, et du ministre de l'intérieur,

Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la presse;

Vu la loi du 9 août 1849 sur l'état de siège, modifiée par la loi du 27 avril 1916 et par le décret du 1er septembre 1939;

Vu le décret du 29 juillet 1939 sur la sûreté extérieure de l'Etat;

Vu la loi du 19 mars 1939 accordant au gouvernement des pouvoirs spéciaux;

Le conseil des ministres entendu,

Décrète :

Art. 1er. — Dès que la mobilisation générale est décrétée, il est interdit de publier, par l'un des moyens énumérés à l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, toute information de nature à favoriser les entreprises d'une puissance étrangère contre la France, ou exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations.

Art. 2. — Sous réserve des dispositions spéciales prévues en matière d'état de siège, les infractions aux dispositions de l'article précédent sont déférées aux tribunaux correctionnels et punies d'un emprisonnement d'un an à dix ans et d'une amende de 1.000 à 10.000 fr.

Art. 3. — Le présent décret cessera d'être en vigueur à la date qui sera fixée par décret. Il sera soumis à la ratification des Chambres, conformément à la loi du 19 mars 1939.

Art. 4. — Le président du conseil, ministre de la défense nationale et de la guerre, le garde des sceaux, ministre de la justice. et le ministre de l'intérieur sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret, qui recevra exécution immédiate.

Fait à Paris, le 1er septembre 1939.

ALBERT LEBRUN.

Par le Président de la République :

Le président du conseil,
ministre le la défense nationale et de la guerre,
EDOUARD DALADIER.

Le garde des sceaux, ministre de la justice,
PAUL MARCHANDEAU.

Le ministre de l'intérieur,
ALBERT SARRAUT.

(Journal officiel du 5 septembre 1939)


Document 2 :

Article 23 
de la loi du du 29 juillet 1881

Art 23. — Seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publiques, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publiques, soit par des placards ou affiches exposés aux regards du public, auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n'aura été suivie que d'une tentative de crime prévue par l'article 2 du Code pénal.


Document 3 :

RAPPORT
AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE


Paris, le 1er septembre 1939.

Monsieur le Président,

La législation actuellement en vigueur pour le temps de guerre ne permet pas d'atteindre les individus responsables de la publication d'informations de nature à favoriser l'ennemi ou à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations.

Il a paru nécessaire de remédier à cette lacune par des dispositions qui s'inspirent de celles qui étaient contenues dans la loi du 5 août 1914 réprimant les indiscrétions de la presse en temps de guerre, laquelle a cessé d'être en vigueur.

Tel est l'objet du présent projet de décret, que nous estimons entrer dans le cadre de la loi du 19 mars 1939 autorisant le Gouvernement à prendre, par décrets délibérés en conseil des ministres, les mesures nécessaires à la défense du pays, et que nous avons l'honneur de soumettre à votre signature si, toutefois, vous en approuvez les dispositions.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'hommage de notre respectueux dévouement.

Le président du conseil, 
ministre de la défense nationale et de la guerre,
ÉDOUARD DALADIER.

Le garde des sceaux, ministre de la justice,
PAUL MARCHANDEAU.

Le ministre de l'intérieur,
ALBERT SARRAUT.

(Journal officiel du 5 septembre 1939)